Aujourd’hui, la recherche d’un restaurant sur internet conduit souvent, en premier lieu, aux sites d’avis tels que TripAdvisor ou Lafourchette, parfois même avant le site internet du restaurant lui-même.
Et certains internautes, sous couvert de l’anonymat conféré par la toile, pensent être à l’abri de poursuites judiciaires quand ils publient des critiques culinaires sur les plateformes collaboratives et les réseaux sociaux.
« A fuir », « immangeable », « horrible », « à vomir », « le pire restaurant du monde » …
Le droit de critiquer est protégé par la liberté d’expression, proclamée par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 et consacrée par la Constitution.
La critique est donc, en principe, libre. Mais la liberté d’expression est limitée par la nécessité de protéger la réputation des restaurants.
S’agissant des critiques gastronomiques professionnels, la jurisprudence leur reconnaît une mission d’informer sur la qualité des plats proposés dans les restaurants, leur prix, l’accueil réservé à la clientèle et le cadre dans lequel elle est reçue. Pour réaliser cette mission, le journaliste critique chargé d’une chronique gastronomique doit bénéficier d’une entière liberté d’expression.
Toutefois, avec l’explosion des réseaux sociaux, certains internautes s’improvisent critiques gastronomiques et usent, voire abusent, de cette liberté d’expression.
Comment les restaurateurs peuvent-ils agir face à des avis parfois trop subjectifs ou malveillants, tout en respectant la liberté d’expression ?
Sur l’impossibilité d’agir sur le fondement de la diffamation
Les restaurateurs dont l’établissement a reçu des commentaires négatifs ont souvent, pour réflexe de langage, de dire qu’il s’agit de diffamation. Or, ce réflexe constitue une erreur juridique.
Pour rappel, l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dispose que :
« Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. »
La Cour de Cassation a ainsi jugé que, dès lors qu’elles ne concernent pas la personne physique ou morale, les appréciations, même excessives, touchant les produits, les services ou les prestations d’une entreprise industrielle ou commerciale ne constituent pas une diffamation (Cass. Civ. 2ème, 23 janvier 2003, n°01-12.848, publié au Bulletin ; Cass. Crim., 10 septembre 2013, n°11-86.311, publié au Bulletin). La jurisprudence constante de la Cour de Cassation pose ainsi le principe de l’exclusion des atteintes aux biens et services du champ d’application de la diffamation.
En d’autres termes, la critique portant sur la qualité des prestations du restaurant ne peut être sanctionnée sur le fondement de la diffamation, qui suppose une atteinte personnelle en l’absence de laquelle l’infraction de diffamation n’existe pas.
En revanche, dès lors que sont moins discutées les performances culinaires, et que les commentaires publiés portent davantage atteinte à l’honneur ou la réputation d’une personne identifiée ou identifiable (en précisant, par exemple, sa fonction : serveur, barman, patron du restaurant), la personne concernée peut, dans ce cas, agir sur le fondement de la diffamation.
Cependant, la loi sur la liberté de la presse a instauré un régime spécial favorable à la liberté d’expression, qui impose aux victimes d’un délit de presse, telle que la diffamation, à agir très très vite. En effet, la prescription est de trois mois et court à compter de la date de la publication litigieuse. Ce délai, particulièrement bref par rapport au droit commun, oblige donc les personnes pressentant le risque de commentaires négatifs (suite au passage d’un client mécontent ou d’une altercation, par exemple) à être attentives et à scruter les publications les impliquant car, si la personne visée par les écrits diffamatoires les découvre au-delà des trois mois de leur publication, le texte injurieux publié sera un délit prescrit et la victime ne pourra plus agir.
Sur l’action en responsabilité de droit commun
Il est possible pour le restaurateur d’obtenir réparation de son préjudice, sur le fondement de l’article 1240 du Code Civil, à la condition que l’auteur du commentaire ait commis une faute.
En effet, lorsque certains avis portent atteinte à des produits ou services et sont susceptibles d’influencer négativement la clientèle, il s’agit alors de dénigrement, qui relève de l’action en responsabilité civile de l’article 1240 du Code Civil.
L’avantage de ce fondement juridique est que les victimes disposent d’un délai d’action de cinq ans, à compter de la publication des écrits litigieux. L’analyse de la jurisprudence en la matière – certes naissante – permet de faire ressortir que les juridictions ont, à plusieurs reprises, condamné les auteurs de commentaires portant atteinte à un restaurant.
C’est le cas d’une blogueuse active sur internet, qui a relaté avec style, dans un de ses billets, la soirée malheureuse passée dans un restaurant italien, déconseillant ses lecteurs, en des termes directs, d’y mettre les pieds. Recommandant à ses lecteurs de le placer dans « la liste noire » des restaurants, elle déplorait notamment la désorganisation du service dans l’établissement. La gérante de ce restaurant italien a alors constaté une baisse de fréquentation et c’est par l’intermédiaire d’un de ses clients qu’elle a découvert qu’en tapant le nom de son restaurant sur internet, un article de blog intitulé « L’endroit à éviter au Cap Ferret », suivi du nom du restaurant, apparaissait dans les premiers résultats de recherche. La gérante a fait assigner cette blogueuse devant le Juge des référés qui l’a condamnée à verser une provision de 1.500 € au titre de dommages et intérêts pour le dénigrement, ainsi que 1.000 € au titre des frais irrépétibles (TGI Bordeaux, 30 juin 2013).
L’analyse des motifs de cette décision révèle qu’en l’espèce c’est principalement le titre de l’article et son positionnement dans le référencement Google qui étaient en cause. Bien que la portée de cette décision reste mineure – d’autant qu’elle a été rendue en référé dans le cadre d’une procédure d’urgence, sans l’exercice d’une voie de recours -, elle ne semble aujourd’hui pas isolée.
Autre exemple de cette tendance jurisprudentielle : la gérante d’un restaurant, situé à Dijon, a eu la surprise de découvrir un commentaire sur son nouveau restaurant, à la fois peu élogieux et surprenant, dès lors qu’il avait été publié cinq jours avant l’ouverture du restaurant en question. Cet avis, qui précisait « très peu de chose dans l’assiette ; l’assiette la mieux garnie est celle de l’addition » et qui déplorait l’aspect « surfait et tout en apparat » d’un restaurant qui n’avait pas encore ouvert ses portes, était manifestement faux.
L’intention de nuire de l’internaute était donc incontestable. Raison pour laquelle les juges du fond ont estimé que ce commentaire « ne peut pas correspondre à l’expression d’un avis objectif se fondant sur une expérience réelle », ajoutant que « ces commentaires fautifs (…) du fait même de leur diffusion sur internet sur un site largement consulté par les internautes à la recherche des coordonnées d’établissements, visaient à dissuader de potentiels futurs clients de se rendre dans le restaurant critiqué » (Cour d’appel de Dijon, 20 mars 2018, n°15/02004).
Ayant retenu que l’intention de l’internaute était de ternir l’image du restaurant et que le commentaire publié constituait « un dénigrement manifeste de nature à engager la responsabilité délictuelle de leur auteur », la juridiction a condamné ce dernier, sur le fondement de l’article 1240 du Code civil, à la somme de 4.000 € à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice financier du restaurant.
Consciente que les internautes profitent de l’anonymat d’internet, la jurisprudence va même plus loin.
En effet, le Tribunal de commerce de Perpignan a été saisi par un grand chef étonné de découvrir sur internet qu’on l’accusait de tromper ses clients sur la marchandise, et prétendant qu’il n’utilisait aucun produit frais, avec le titre « Attention arnaque ! ».
Ce chef cuisinier, pourtant distingué par le Gault et Millau, déplorait une baisse de son chiffre d’affaires à la suite de cet avis. Après plusieurs demandes et la nécessaire intervention de son avocat, il a finalement obtenu la suppression de ce commentaire par le site internet.
Ne voulant pas en rester là, il a sollicité que le site internet lui communique les coordonnées de la personne ayant publié le commentaire et est parvenu à les obtenir par la voie judiciaire (Tribunal de commerce de Perpignan, 13 octobre 2014).
Ainsi, ces décisions illustrent la volonté des juridictions de protéger les restaurateurs contre les internautes malveillants, qu’il soit restaurateur concurrent ou client mécontent.
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Dans le monde culinaire, la critique est libre et permet l’appréciation des produits, de leur prix et de leur préparation, ainsi que du service. A ce titre, la critique est bien entendu admise, fût-elle sévère. Elle doit néanmoins demeurer prudente, mesurée et objective et ne doit pas être inspirée par le désir de nuire à autrui. La distinction entre critiques objectives et allégations fausses, malveillantes ou se n’appuyant pas sur des faits précis ou objectifs relève de l’appréciation souveraine des Juges du fond.
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »
Aziza ABOU EL HAJA, avocat au cabinet de Nice Abeille&Associés